LA VOIE DE L\'ÊTRE

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TEXTE D'AJOUT

Paru dans Le réflexif (2007).

 

De l’héritage métaphysique du XXe siècle

 

Jean Grondin

Université de Montréal

 

Extraordinaire et courageux sujet que celui de ce colloque qui porte sur la « réaction métaphysique au XXe siècle »! C’est un titre puissant, accrocheur, il y a lieu d’en féliciter les organisateurs, mais peut-être un peu ambigu. Cela n’est pas un défaut. Gadamer disait parfois que l’ambiguïté était le secret des grands titres. Le thème peut s’entendre de deux manières. J’ai d’abord pensé qu’il pouvait s’agir d’une réaction « métaphysique », ou philosophique, à ce qu’avait été, dans son ensemble, le XXe siècle. Cela peut paraître un peu extravagant, mais il n’est pas exagéré de soutenir que chaque siècle se caractérise par une physionomie ou une densité métaphysique particulière, qu’il appartient aux philosophes de penser. C’est ainsi, par exemple, que le XVIIIe siècle fut celui des « Lumières », le XIXe siècle celui de l’histoire ou du positivisme (donc aussi celui du romantisme).

Comment caractérisera-t-on « métaphysiquement » le XXe siècle? La question mérite d’être posée et le sera assurément par les générations futures. Elles pourront le faire avec une distance qui nous fait encore défaut. Il est donc sans doute trop tôt pour tracer le bilan du dernier siècle, mais si j’avais moi-même à me mouiller, je dirais que je serais d’abord tenté de diviser le XXe siècle en deux moitiés métaphysiques : une première moitié très évidemment marquée par deux des guerres les plus horribles de l’histoire et la montée de régimes totalitaires instaurés par des « révolutions » qui prétendaient introduire une césure dans l’histoire humaine, une moitié très sombre métaphysiquement, et une seconde moitié qui a connu sa part de conflits, bien entendu, mais qui aura tiré des leçons des deux guerres mondiales et qui aura été davantage ponctuée par l’émergence d’idéaux qu’il faut bien appeler métaphysiques : pensons d’abord à la nouvelle évidence des droits de l’homme (outrageusement bafoués au cours de la première moitié du siècle), celle de la démocratie, à la nouvelle tendance à l’universalisation (le katholou qui définit la métaphysique selon Aristote!) et l’internationalisation (qui va s’accélérant), partant, à l’effondrement des nationalismes qui avaient assombri la première moitié du XXe siècle. Cet élan métaphysique a trouvé ses institutions dans l’Organisation des Nations Unies (et ses multiples ramifications et sous-organisations), dont on sait qu’il s’agit d’une idée kantienne, mais aussi dans la constitution de l’Union Européenne, qui est elle-même, en son principe, un projet métaphysique porteur d’espoir qui, lui, signifie une réelle césure dans l’histoire européenne. Le XXe siècle n’aura donc pas été aussi sinistre que pouvaient encore l’affirmer, avec un certain droit, des penseurs comme Heidegger ou Adorno qui furent marqués par les horreurs de la première moitié du siècle. La seconde moitié aura tiré des leçons de ces horreurs. Elle se sera caractérisée par d’importantes avancées de la liberté. Je me contenterai d’évoquer à ce titre la chute du Mur de Berlin en 1989 dont j’aimerais penser qu’elle est emblématique des espoirs métaphysiques qu’autorise la seconde moitié du XXe siècle. Si l’érection du rideau de fer aura été la conséquence de la Deuxième guerre mondiale, et celle-ci la conséquence de la première, on peut dire que c’est en 1989 (ou 1991 pour la Russie) que le XXe siècle est parvenu à son terme. Métaphysiquement, je dirais donc que le siècle qui vient de s’écouler aura été celui de l’érection et de la chute des murs. Je ne suis pas sûr que cette caractérisation mérite d’être retenue par les historiens de l’avenir, car tout dépendra de ce que le XXIe siècle fera des leçons du XXe. Et ce serait être mauvais philosophe, ou terrible hégélien, que de prédire ce que sera métaphysiquement le XXIe. Vu d’aujourd’hui, il est difficile de penser que ce nouveau siècle ne sera pas surplombé par des enjeux comme ceux de la globalisation et de l’environnement. Mais bon, c’est là la thématique d’un colloque qui devrait se tenir en janvier 2107, auquel je vous donne tous rendez-vous et où nous pourrons parler du bon vieux temps…

Mais par « réaction métaphysique au XXe siècle » on peut entendre tout autre chose, notamment une réflexion sur le destin de la métaphysique, et de ses grandes questions, au XXe siècle. Même si on en a souvent proclamé la mort ou la disparition, la métaphysique s’est imposée comme l’un des thèmes les plus coriaces de la réflexion philosophique du siècle dernier.

 Ce colloque a donc parfaitement raison d’associer le XXe siècle et la métaphysique (on en félicitera aussi les organisateurs). Aussi le fait-il en parlant de la métaphysique en un sens qui ne semble pas d’emblée « péjoratif » ou dépréciatif (même s’il peut bien sûr l’être, car cela dépendra de la métaphysique que l’on aura). Il y a trente ans, cela eût été tout bonnement impensable. Presque toutes les écoles philosophiques, même si elles se boudaient réciproquement, s’entendaient sur l’urgence de dépasser l’empire de la métaphysique, mais que l’on nous présentait très rarement, en tout cas très mal et d’une manière extraordinairement caricaturale. C’était le leitmotiv – et l’est encore ici et là, bien entendu, car les affects philosophiques ne meurent jamais tout à fait – des deux grands courants philosophiques qu’étaient la philosophie analytique issue du positivisme logique (Wittgenstein, Carnap, Popper) et la phénoménologie (Husserl, Heidegger, Sartre, Derrida, Foucault). Dans les deux cas, dans les deux « camps », il s’agissait de se défaire de « la » métaphysique, quel qu’en soit le concept (on nous assurait seulement qu’il s’agissait d’une mauvaise chose), afin de se tourner enfin vers les choses elles-mêmes, quelles qu’elles soient, mais il s’agissait le plus souvent de « l’expérience », du monde physique, de la matière, du corps, du temps, dont la métaphysique, semble-t-il, n’aurait jamais parlé (!), toute rivée qu’elle était sur des entia rationis étrangers à notre monde réel.

Il y avait là une haine de l’abstraction (très caractéristique sans doute de la modernité), mais aussi de la pensée elle-même. C’est que la pensée en tant que telle a toujours affaire à des abstractions dès lors qu’elle réfléchit un peu. C’est aussi le cas de la soi-disant pensée post-métaphysique qui prétend découvrir pour la première fois des phénomènes comme la matière, l’expérience ou le corps. Qu’est-ce que la matière sinon un concept, très métaphysique, faut-il ajouter, car c’est dans ses travaux de philosophie première qu’Aristote en a parlé (la hylè ne désignait encore que le bois de construction pour Platon, comme le confirme le Timée)? Quant à l’expérience, Kant en est certainement l’un des plus éminents théoriciens, mais bien malin qui pourrait dire ce qu’il signifie exactement. Il est bien connu que pour Kant, c’est par « l’intuition » que se produit le rapport immédiat aux données sensibles. Or, aujourd’hui, c’est un concept que plus personne n’utilise, du moins au sens de Kant. Les soi-disant « données immédiates » de la conscience ne le sont jamais tout à fait! La haine de la métaphysique cachait ainsi une haine de l’universel et du génie de l’abstraction qui distingue pourtant notre intelligence.

Ainsi, pour les deux grandes écoles du XXe siècle, la métaphysique était devenue un « gros mot ». Ici, leur accord était assourdissant. Il l’était d’abord parce qu’il étouffait les voix de la métaphysique elle-même, mais aussi parce qu’il passait sous silence ses propres présuppositions métaphysiques. Ces présuppositions étaient d’au moins deux ordres, et avec le recul elles sont faciles à reconnaître: 1) d’une part, il est tout à fait impossible de dépasser la « métaphysique » sans défendre une conception qui se veut plus juste de ce que la philosophie doit être; et par philosophie, on entend toujours une conception des choses qui cherche à mieux cerner ce qui est fondamental à notre expérience; or cette quête des fondements caractérise justement la pensée métaphysique, de sorte qu’il est très difficile de dépasser la métaphysique sinon par une autre, une « meilleure » métaphysique; 2) d’autre part, on ne peut se tourner vers les choses elles-mêmes, quelles qu’elles soient encore une fois, que parce que l’on a une idée de ce que ces choses doivent être, donc de ce qui constitue l’essence des choses elles-mêmes. Or, épouser une conception de ce que doivent être les choses elles-mêmes, donc de ce qu’il en est de l’être en tant qu’être, c’est nolens volens souscrire à une certaine métaphysique. Ainsi, la métaphysique du Cercle de Vienne était assez largement nominaliste alors que celle de Husserl, Heidegger ou Sartre était généralement phénoménaliste (et dès lors secrètement nominaliste).

Cette prise de conscience des présupposés métaphysiques de tout dépassement de la métaphysique (aussi n’est-il pas nécessaire de rappeler ici que l’idée de dépassement fait déjà partie du préfixe de la métaphysique, de cette «fonction meta » dont a parlé Ricoeur et dès lors de sa mouvance essentielle) fait en sorte qu’il est redevenu possible, je dirais même nécessaire, de faire de la métaphysique, c’est-à-dire de pratiquer une philosophie qui sait ce qu’elle fait au lieu de scier la branche sur laquelle elle est assise.

Or, il est deux grandes manières de traiter de la métaphysique, qui sont sans doute inséparables, mais que l’on peut à tout le moins distinguer idéalement. Pour le dire simplement, on peut ou bien parler de la métaphysique, ou bien en faire (comme c’est le cas, par exemple, à propos de la littérature : les critiques en parlent alors que les écrivains en font). Si la seconde peut être dite la « métaphysique en acte », la seconde est plutôt un discours sur la métaphysique, une « méta-métaphysique », si l’on veut. Sans doute est-il plus facile, dira-t-on, de parler de métaphysique que d’en faire, mais la question que j’aimerais soulever ici est celle de savoir si l’on peut effectivement parler de métaphysique sans en faire.

 Il n’est pas faux de dire que la plupart des « discours de métaphysique », pour reprendre un intitulé de Leibniz, auront davantage été à notre époque des discours sur la métaphysique que d’authentiques méditations métaphysiques (pour évoquer un autre titre assez connu). N’est pas métaphysicien qui veut et faire aujourd’hui de la métaphysique, c’est s’exposer aujourd’hui à de forts risques, dont celui du ridicule. Même si on ne peut plus parler aussi naïvement aujourd’hui de la fin ou du nécessaire dépassement de la métaphysique, comme cela était coutumier il y a trente ans, les traités de métaphysique ou les œuvres ouvertement métaphysiques restent rares.

Il y a une certaine pudeur, une certaine gêne de la pensée à se dire franchement métaphysique. Peut-être cette gêne gagnerait-elle à être surmontée. En cela, on peut s’inspirer de l’exemple que nous fournissent les deux plus importants promoteurs du dépassement de la métaphysique, Kant et Heidegger. Les deux ont sans l’ombre d’un doute été et demeurent les principaux instigateurs et inspirateurs de tous les discours sur la métaphysique (leur présence dans nos débats l’a confirmé!). Leurs arguments ont présidé à tous les dépassements de la métaphysique qui ont jalonné la modernité et sa postmodernité. Or, les deux titans défendent des conceptions bien différentes, malgré certains airs de famille, de ce qu’est la métaphysique et des raisons pour lesquelles elle doit être dépassée. Je rappellerai brièvement ces différences, bien connues[1], mais surtout afin de montrer qu’il est bien difficile de parler de la métaphysique (donc de faire de la « méta-métaphysique ») sans en faire, donc sans pratiquer une métaphysique en acte.

Kant entend généralement par « métaphysique », au sens disons péjoratif (car il connaît aussi un usage plus neutre du terme, qu’il identifie alors à toute connaissance a priori; pensons, par exemple, à l’exposition « métaphysique » de l’espace et du temps dans la Critique de la raison pure), une connaissance qui aspire à dépasser les limites de l’expérience possible. Kant suit ici l’intelligence de la métaphysique qui en fait une connaissance meta ta physika, c’est-à-dire portant sur l’au-delà du physique[2]. On peut parler d’une conception suprasensible ou « théologique » de la métaphysique. On voit tout de suite pourquoi la métaphysique ainsi définie doit faire problème : comment, en effet, faire l’expérience de ce qui dépasse toute expérience possible? Le grand reproche que Kant adresse à la métaphysique est, en somme, de vouloir être une métaphysique. La simplicité de cet argument n’a pas peu contribué au succès de la Critique de la raison pure et à la défaveur dont souffre depuis lors la métaphysique, dont on peut dire qu’elle a cessé après Kant d’être une science au sens fort du terme, en supposant qu’elle l’ait jamais été avant lui, ce qui est loin d’être évident (les empiristes n’y ont jamais cru, Descartes parlait avec dédain de la métaphysique de l’école, les nominalistes se moquaient des essences métaphysiques et Aristote ne croyait pas au monde « métaphysique » des idées de Platon, et pourtant il est celui qui a lancé l’idée d’une métaphysique ou d’une philosophie première).

Cet argument très simple n’empêche cependant pas Kant de faire lui-même de la métaphysique, de la « métaphysique en acte », si l’on veut. S’il s’intéresse aux conditions de possibilité de la métaphysique, c’est, comme il l’avoue sans cesse, afin de rendre enfin possible la métaphysique. Il a d’ailleurs lui-même livré une métaphysique de la nature, aussi bien dans sa Critique de la raison pure de 1781, que dans ses Premiers principes métaphysiques de 1786, pour ne rien dire de son Opus postumum, mais aussi, comme chacun sait, une métaphysique des mœurs (dont il a jeté les Fondements dans son œuvre célèbre de 1785, avant de publier une Métaphysique des mœurs en bonne et due forme en 1797). C’est dire que la métaphysique devait être possible pour Kant! Expliquer comment serait présenter ici une longue thèse sur Kant, car il s’agit d’une des questions les plus débattues du kantisme. Contentons-nous de rappeler que la métaphysique est possible pour Kant quand elle se borne à être une connaissance des « conditions a priori de l’expérience », comme j’ai voulu le montrer dans mes travaux sur Kant[3]. Cette métaphysique a ceci de subtil qu’elle reste rivée à l’expérience (« bathos » ou pierre de touche de tout savoir), paraissant donc respecter les interdits kantiens sur toute connaissance métaphysique qui prétend dépasser les limites du monde empirique, mais elle les transgresse de facto en se penchant sur les conditions a priori de cette expérience (que sont les catégories et les principes de l’entendement pur pour la connaissance théorique, et la métaphysique des postulats de la raison pratique dans le domaine des mœurs). Il est difficile, dans les deux cas, de ne pas parler de métaphysique, et Kant, dans les faits, ne s’y refuse nullement puisqu’il parle, comme si de rien n’était, des « premiers principes métaphysiques » de la science de la nature et des mœurs. Or, comment cette connaissance qu’il faut bien qualifier de métaphysique est-elle possible? Elle est possible, dit en substance Kant (en un argument dit « transcendantal » que certains estiment circulaire), parce que sans elle l’expérience ne serait pas possible. On voit par là que Kant ne peut lui-même prétendre dépasser la métaphysique, ni même parler de la métaphysique, sans en faire, c’est-à-dire sans élaborer ce que H. J. Paton a justement nommé une « métaphysique de l’expérience ». Il n’y a donc pas chez Kant de « méta-métaphysique » (entendons de discours sur la métaphysique) sans métaphysique en acte. Or, cette métaphysique que Kant propose finit bel et bien par répondre aux questions traditionnelles de la métaphysique. Comme chacun sait, la métaphysique s’interroge aussi bien, dans sa visée ontologique, sur l’être en tant qu’être que, dans son orientation plus théologique, sur le principe transcendant de l’être. Si la réponse à la question de la métaphysique générale ou de l’ontologie se retrouve dans l’analytique de l’entendement pur, c’est dans sa métaphysique de la raison pratique que Kant répond au plus vif souci de la métaphysique spéciale et de la théologie rationnelle, celui d’une preuve crédible de l’existence de Dieu. Si Kant est le pire ennemi ou le Robespierre de la métaphysique, elle n’a pas besoin d’amis, car ses fossoyeurs sont alors ses meilleures sages-femmes.

Une semblable « métaphysique en acte » se retrouve dans la « méta-métaphysique » non moins célèbre de Heidegger. Même s’il connaît bien Kant et s’en inspire grandement, Heidegger élabore une conception bien différente de la métaphysique et des raisons pour lesquelles elle doit être dépassée. Pour Heidegger, le problème fondamental n’est plus, comme chez Kant, de savoir si une connaissance suprasensible est possible. Il est plutôt de savoir si la pensée métaphysique est comme telle capable de poser le problème de l’être. À cette question, le corpus heideggérien offre au moins deux réponses, assez contrastées. Dans Être et temps et Kant et le problème de la métaphysique, mais aussi dans une conférence comme « Qu’est-ce que la métaphysique? » (1929), Heidegger estime encore qu’il est possible de poser et de réveiller la question de l’être sous l’égide de la métaphysique, mais à condition de faire de la métaphysique une réflexion sur la condition temporelle de notre intelligence de l’être. La métaphysique que Heidegger envisage alors se veut une « métaphysique du Dasein », c’est-à-dire une ontologie de cet étant qui comprend l’être de manière temporelle parce qu’il est lui-même transi par une temporalité et une mortalité radicales, à telle enseigne qu’il affectera, comme par compensation, l’être véritable, l’ontôs on, d’un coefficient de permanence ou d’atemporalité tout au long de l’histoire de la métaphysique (l’être ayant son siège dans l’idée intemporelle chez Platon, dans la substance permanente chez Aristote, le Dieu des médiévaux ou le sujet absolu des modernes, de Descartes à Husserl). Autrement dit, le Heidegger d’Être et temps, ou, plus exactement, celui de 1929, estime qu’une métaphysique de l’être et du temps est possible sur le sol plus radical d’une ontologie du Dasein.

Mais celui qu’on appelle, peut-être trop commodément, le « second Heidegger » a fini par laisser tomber cet espoir d’un réveil de la question de l’être sous le haut patronage de la métaphysique. En vertu d’une logique que je ne reproduirai pas ici[4], Heidegger s’est même métamorphosé en un pourfendeur intraitable de toute « pensée métaphysique » au motif que celle-ci serait viscéralement incapable de penser l’être.

La métaphysique change ici de sens. Elle ne désigne plus, comme chez Kant, une « connaissance suprasensible » de réalités inaccessibles en toute expérience, elle définit plutôt un « mode de pensée », qui serait caractéristique de l’Occident (mais dont l’extension serait maintenant planétaire) et qui cherche à « expliquer l’étant » depuis ses raisons dernières et dès lors à le rendre disponible, prévisible et malléable pour la pensée. La métaphysique est alors tout sauf une pensée de l’être, car l’être, martèlera avec force et poésie Heidegger, est rigoureusement « sans pourquoi » : il surgit, tout simplement. Selon Heidegger, le régime de pensée métaphysique se serait refusé depuis Platon (car les Présocratiques l’auraient pressentie) à une pensée de ce surgissement gratuit de l’être comme phúsis qui se déploie à partir de soi, autodéploiement qui serait le nom propre de l’être[5]. S’imposant impérialement, la métaphysique se serait plutôt enfoncée tête première dans une volonté d’explication de l’étant dans son ensemble qui vise à en gommer le mystère et à sécuriser un étant qui vit mal sa mortalité et qui a désespérément besoin d’un étant objectif et stable (devenu « objet » pour un sujet ou « Bestand », ressource et réservoir, pour une volonté d’appropriation) sur lequel il peut déployer son empire et sa maîtrise technique. S’abat alors la nuit de l’oubli de l’être, où ne compte que l’étant parce qu’il n’y a qu’avec lui que l’on puisse compter. Le salut pour Heidegger ne peut alors venir que d’une « autre pensée », plus méditante, qui se dégage de cette volonté de mainmise, abandonnant à elle-même toute métaphysique (c’est-à-dire toute pensée de l’étant et toute visée d’explication). Si la « méta-métaphysique » que Heidegger déploie promet de laisser derrière elle la métaphysique, c’est pour mieux penser ou pour enfin penser l’être, qui aurait été systématiquement exclu de toute l’histoire de la pensée occidentale. Rivée à l’étant et son explication rationnelle, la métaphysique se définit donc par le verrouillage systématique de la question de l’être. On mesure ici la distance qui sépare Heidegger de la conception kantienne de la métaphysique. Mais par un certain côté, Heidegger n’en est pas tout à fait éloigné dans la mesure où il stigmatise aussi l’obsession intemporelle (ou « suprasensible ») de la pensée métaphysique au nom d’un retour à l’expérience, qui est ici celle du « Da-sein », de l’événement temporel de l’être.

Une chose m’a toujours frappé ici : pour une pensée qui prétend vouloir s’affranchir de toute volonté d’explication, la « méta-métaphysique » heideggérienne explique finalement beaucoup de choses! Elle prétend d’une part rendre perceptible la trame secrète de toute l’histoire de la pensée occidentale, honorablement résumée sous le nom de métaphysique (j’aimerais dire que la métaphysique n’en a jamais demandé autant!), et, d’autre part, préparer un tout autre commencement à la pensée, le seul qui soit porteur de salut (car Heidegger n’y renonce jamais). En d’autres mots, Heidegger reproche, mais avec les meilleures raisons du monde, à la métaphysique d’avoir été trop rationaliste.

Si elle a été trop rationaliste, c’est qu’elle a voulu rendre raison de l’être, dont Heidegger nous assure qu’il échappe à toute rationalité (mais est-ce bien sûr? et surtout : comment le savoir?). Heidegger prétend donc être le premier à penser l’être tel qu’en lui-même, qu’aurait escamoté la métaphysique. Or la métaphysique n’a-t-elle pas été lancée par le projet aristotélicien d’une science qui porte sur l’être en tant qu’être que n’embrasse aucune science particulière (ou ontique)? N’est-ce pas cette méditation qu’annonçaient la pensée tautologique de l’être de Parménide et celle de Platon qui pensait la splendeur de l’idée comme l’être véritable? Ici, c’est le Heidegger de 1929 qui apparaît le plus conséquent, car il savait encore présenter sa propre pensée sous l’étoile d’un questionnement expressément métaphysique, fût-il reconduit à sa racine, lorsqu’il se proposait de ressusciter la question de l’être à partir de l’angoisse du Dasein qui sent vaciller l’étant dans son ensemble.

On le voit, Heidegger, lors même qu’il cherche à dire cet être qui se serait toujours dérobé à la pensée, est peut-être le plus métaphysicien des penseurs, car il est le premier à vouloir penser dans toute sa dignité ce qu’est ou ce qu’aurait dû être l’objet de la métaphysique. Heidegger reproche un peu à la métaphysique de ne pas avoir été assez « méta-physique » en se rabattant constamment sur l’étant.

Or, le questionnement de Heidegger, j’aimerais dire sa métaphysique en acte, se montre non seulement fidèle à la question de l’être qui a tenu en haleine la meilleure métaphysique (Être et temps savait encore le reconnaître, et dans son tout premier paragraphe d’ailleurs), il pose aussi à nouveaux frais la question du divin. Son élève Gadamer n’a pas tort de penser que la question du divin se trouvait sans doute à la racine de toute son interrogation sur le sens de l’être[6]. Pourquoi, en effet, Heidegger, dans sa mise en marche de la question de l’être, met-il systématiquement en cause le privilège de la pensée objectivante, qu’il s’agisse de la Vorhandenheit d’Être et temps ou de la pensée technique de l’œuvre plus tardive, sinon parce qu’une pensée aussi objectivante ne permet plus de penser la présence (absente) du sacré? L’insistance du vocabulaire eschatologique ou « adventiste » chez Heidegger le confirme (seul un Dieu peut encore nous sauver, il s’agit de préparer une autre pensée, etc.). À ce titre, la « métaphysique en acte » de Heidegger reste rigoureusement « onto-théo-logique », qu’elle le reconnaisse ou non: 1) elle est ontologique en ce qu’elle cherche à penser l’être dans toute sa fulgurance temporelle; 2) elle s’avère hautement théologique en appelant de ses soupirs une présence du sacré au cœur de la nuit de l’oubli de l’être (Seinsverlassenheit); 3) elle déploie également une logique toute particulière en s’efforçant d’inventer un tout nouveau lexique pour l’Ereignis ou l’événement de l’être, lexique qu’on ne déconsidère nullement lorsqu’on le qualifie de poétique. Comme Kant, Heidegger cherche donc à dépasser la métaphysique, mais c’est aussi pour mieux en penser les deux objets essentiels, l’être et le divin, les fleurons de la métaphysique générale et de la métaphysique spéciale.

Qu’en est-il aujourd’hui de ce double questionnement de la métaphysique? Ce colloque en a livré une rafraîchissante idée, démontrant aussi que le questionnement métaphysique reste aussi essentiel qu’il est ouvert. Même en métaphysique, tout n’est pas déterminé a priori. N’a-t-elle pas toujours été, comme chez Aristote et Leibniz, une science recherchée (zetoumènè)? Le fait que vous ayez accepté de participer à ce colloque confirme que les deux objets, souvent malmenés, de la métaphysique continuent de préoccuper les jeunes penseurs de notre époque, ceux qui ont la responsabilité de porter l’avenir de la réflexion philosophique. C’est qu’ils répondent à la double quête d’universalité et de rationalité qui a toujours été celle de la philosophie. Je vous remercie donc de votre participation à ces débats, de votre vigueur surtout, qui témoigne de l’éternelle jeunesse de la métaphysique elle-même.



[1] Voir aussi H. Kimmerle, « Wege der Kritik an der Metaphysik », dans L’héritage de Kant. Mélanges Marcel Régnier, Paris, Beauchesne, 1982, p. 327-356.

[2] Voir à ce sujet mon Introduction à la métaphysique, Presses de l’Université de Montréal, 2004, p. 22, où était cité ce texte des leçons de Kant sur la métaphysique : « En ce qui concerne le nom de métaphysique, on ne peut croire qu’il soit né du hasard, tant il convient exactement à cette science même : si on appelle phusis la nature et si nous ne pouvons parvenir aux concepts de la nature que par l’expérience, alors la science qui fait suite à celle-ci s’appelle métaphysique (de meta, trans, et physica). C’est une science qui se trouve en quelque sorte hors, c’est-à-dire au-delà du domaine de la physique ».

[3] Kant et le problème de la philosophie, Paris, Vrin, 1989.

[4] Voir mon étude sur « Heidegger et le problème de la métaphysique », dans Dioti 6 (1999), 163-204.

[5] Voir à ce sujet mon travail sur « Le drame de la phúsis dans l’Introduction à la métaphysique de Heidegger », dans J.-F. Courtine (dir.), Martin Heidegger : Introduction à la métaphysique, Paris, Vrin, collection “Études & Commentaires”, 2007.

[6] Voir Hans-Georg Gadamer, « La dimension religieuse » (1981), « Être, esprit, Dieu » (1977) dans Les chemins de Heidegger, Vrin, 2002, 187-217, et « Heidegger et le langage » (1990), « Herméneutique et différence ontologique » (1989), dans L’herméneutique en rétrospective, Vrin, 2005, 30-48, 81-96.



24/12/2007
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